Tome 2 – Chapitre 1


Aéroport Charles de Gaulle, France, 16 Décembre 2028

Le Boeing 777F de la société Sheerans toucha le sol à 23h43, avec cinq petites minutes d’avance ; les vents de haute altitude qui soufflaient au-dessus de l’Atlantique avaient été plus favorables que prévu et avaient légèrement écourté le trajet depuis Washington. La tour de contrôle indiqua au commandant de bord, Louis Rock, de conduire son appareil en zone de Fret numéro six, à l’extrémité ouest du complexe, ce qui lui prit une dizaine de minutes. En face du bâtiment assigné l’attendaient plusieurs camions de transport, ainsi que deux véhicules de la sécurité de l’aéroport, conformément aux procédures standards pour ce genre de cargaison.

Le pilote et le reste de l’équipage ignoraient ce que contenait la soute, et n’avaient été informés de leur destination qu’une fois à l’intérieur du cockpit, quelques heures plus tôt. Louis Rock, retraité depuis une quinzaine d’années de la compagnie aérienne Air France, travaillait désormais pour cette société spécialisée dans le transport de marchandises de valeur. Il était donc rodé à ce type de scénario. De son point de vue, ne pas connaitre la nature de sa cargaison n’était pas si différent de son métier d’avant, lorsqu’il transportait à travers le monde des centaines d’inconnus.

Il observa les bâtiments en face de lui et coupa les moteurs avec un petit soupir d’aise : les escales parisiennes étaient ses préférées, et il pourrait a priori en profiter quelques jours. Un membre de son équipe ouvrit la porte principale, saluant le personnel de l’aéroport qui attendait sur l’échelle mobile arrimée à l’appareil. Une fois les premières formalités réglées, le déchargement de la marchandise put commencer. Plusieurs lots la composaient, et tous n’étaient pas situés dans la soute : pendant que le personnel au sol s’affairait au pied de l’appareil, un homme menotté sortit par la passerelle, escorté par deux policiers en civil. Le groupe se dirigea rapidement vers un des camions à côté duquel deux autres policiers patientaient. Les hommes se saluèrent respectueusement. Une pluie fine tombait depuis quelques minutes, et la lumière de projecteurs éclairant la scène se reflétait dans les flaques d’eau qui commençaient à se former. Le véhicule en question différait notablement des deux précédents : il s’agissait d’un camion Mercedez-Benz blindé des forces de l’ordre européennes. Les nouveaux arrivants grimpèrent à l’arrière, tandis que Luis Da Silva, plus de vingt ans de carrière et responsable de ce transfert, s’installait derrière le volant, et que le deuxième membre de l’équipe s’asseyait à ses côtés. Chacun verrouilla sa porte : il n’était désormais plus possible d’ouvrir le véhicule depuis l’extérieur.

Le camion démarra, se dirigea vers la sortie de l’aéroport, puis s’engagea sur l’autoroute A1 en direction de Paris. A cette heure, le trafic était inexistant. Luis diminua légèrement le chauffage dans l’habitacle. Il se méfiait de la chaleur, qui avait tendance à émousser ses réflexes. Or il avait besoin d’être extrêmement concentré : les risques d’une attaque étaient beaucoup plus importants de nuit que de jour. Même si personne ne pouvait a priori être au courant de la nature de leur cargaison, de leur destination ou de l’heure de transport, ils étaient payés pour être en alerte maximale, en permanence.

Au bout d’une demi-heure, ils s’engagèrent sur la Nationale 2, et arrivèrent rapidement aux portes de la capitale, dans une circulation un peu plus dense. Leur course les mena ensuite à travers Paris, via la Gare de l’Est et le Centre Pompidou. En passant devant l’Hôtel de Ville, Luis s’accorda quelques secondes pour admirer la magnifique façade de style Renaissance du bâtiment. Jamais il ne se lasserait d’arpenter les rues de celle qu’il considérait comme la plus belle ville du monde. Il se reconcentra, alors que le convoi s’engageait sur le Pont Notre-Dame, un des quatre ouvrages reliant l’Ile de la Cité et la rive droite. Il était alors 1 h 17 du matin. Les rues étaient désertes, un petit crachin rendait les pavés légèrement glissants.

A part un camion poubelle venant en sens inverse, aucun véhicule n’était visible. Luis nota que le camion de la Propreté de Paris roulait un peu vite, mais comment en vouloir à ces gars qui chaque jour se levaient aux aurores pour faire en sorte que Paris reste aussi propre que possible ? Il s’apprêtait à faire un geste amical de la main au chauffeur, lorsque le camion benne fit une brusque embardée à quatre-vingt dix degrés, et vint percuter de plein fouet l’avant du fourgon blindé. Sous l’impact, celui-ci se déporta sur la droite, monta sur le trottoir et finit sa course dans le parapet de pierre qui bordait le pont. En raison de la force conjuguée des deux véhicules lourds lancés à cinquante kilomètres à l’heure, une partie du muret se désagrégea, plusieurs blocs se détachèrent et tombèrent dans le fleuve.

Luis Da Silva, légèrement sonné par le choc, regarda son collègue et vit une lueur de peur dans les yeux. Il lui adressa quelques mots rassurants, espérant qu’ils auraient aussi un effet sur lui-même. Il alerta immédiatement Joan, l’Intelligence Artificielle de la Police Européenne, qu’une attaque était en cours. Par la fenêtre, il vit le conducteur de l’autre véhicule descendre et s’éloigner en courant. Une dizaine de secondes à peine s’était écoulée depuis l’accident.

Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage : un second camion, lancé à pleine vitesse, les percuta par l’arrière. Cette fois, le parapet céda pour de bon. Le fourgon blindé resta une seconde suspendu au dessus du vide, comme s’il hésitait à plonger, puis ses sept tonnes d’acier renforcé le firent basculer en avant. L’impact avec les eaux noires fut d’une brutalité extrême, coupant le souffle des hommes encore attachés à leurs sièges.

A peine avait-il touché la surface que le véhicule fut entrainé vers le fond où il se posa avec lourdeur, au milieu des nombreux poissons et écrevisses. Il tourna sur lui même puis se coucha sur le toit. L’eau commença immédiatement à s’infiltrer dans l’habitacle avant. Luis consulta son collègue du regard. Cette fois, il y lut une réelle terreur, qui se communiqua à lui, tel un serpent froid et visqueux. Ils étaient certes payés pour protéger leur cargaison, mais c’était une situation où la moindre seconde d’hésitation pouvait leur coûter la vie. Il tenta frénétiquement d’appeler les hommes situés à l’arrière du véhicule, sans succès. Il ne pouvait malheureusement rien faire : cette partie ne pouvait être ouverte que de l’intérieur ! Il ouvrit alors la porte côté conducteur.

L’eau s’engouffra avec violence, tandis qu’ils prenaient leur respiration. Au moment où les lumières s’éteignirent, Luis Da Silva dut lutter contre un sentiment de panique à l’idée que le véhicule devienne son tombeau sous marin. Il finit par s’extirper à tâtons de la cabine et, après avoir vérifié que son collègue le suivait, nagea avec force vers le haut, une tâche rendue difficile par le poids de sa tenue et l’obscurité environnante. Après un temps qui lui sembla une éternité, ils crevèrent enfin la surface, et se dirigèrent, épuisés, vers le quai le plus proche, éclairés par les flammes qui ravageaient les camions bennes juste au dessus d’eux.

A l’arrière du véhicule, Vincent Yomal reprenait ses esprits. Âgé d’un peu plus de quarante ans, il avait toujours travaillé dans les forces de l’ordre. C’était un homme de terrain, qui avait savamment évité tous les postes dans lesquels il risquait de se retrouver derrière un bureau. Il avait rejoint la Police Européenne des Frontières en 2021, principalement pour voyager, un choix remis en cause récemment par la naissance de son premier enfant. Il mit quelques secondes à comprendre où il se trouvait : il se sentait aspiré vers le haut, uniquement retenu par sa ceinture de sécurité. Il comprit alors que le fourgon était à l’envers, et qu’il était accroché au plafond. Il nota aussi que de l’eau entrait d’un peu partout. A ses côtés, son collègue reprenait lui aussi ses esprits. En face, son prisonnier le regardait avec effroi dans la lueur blafarde de la lumière étanche de l’habitacle, son visage juvénile partiellement masqué par ses cheveux bruns qui pendaient à l’envers. Les années d’expérience de Vincent lui permirent de ne pas s’affoler. Après avoir lutté quelques secondes avec sa ceinture, il se détacha et tomba lourdement au sol dans une gerbe d’eau glacée, imité par son collègue.
– Ne me laissez pas là ! Détachez-moi !
Vincent leva les yeux vers celui qu’ils escortaient depuis maintenant une dizaine d’heures. Il semblait à deux doigts de la crise de panique.
– Ecoute bien : je suis payé pour t’amener à bon port, donc je vais faire en sorte de te garder en vie. Mais tes petits copains dehors ne semblent pas être du même avis.
– Je ne sais pas de qui il s’agit, je n’y suis pour rien !
Les deux policiers entreprirent de le détacher et le réceptionnèrent. Ils tentèrent ensuite de joindre leurs collègues via l’interphone, sans obtenir de réponse. Ils avaient désormais de l’eau au niveau des genoux, et grelottaient de froid. Vincent imagina le fleuve à l’extérieur, qui refermait implacablement ses mâchoires sur le camion. Un sentiment de claustrophobie commença doucement à ramper vers son cerveau. Il devait agir rapidement.
Il avisa la porte avec anxiété ; ils se trouvaient au fond de la Seine, avec des milliers de mètres cubes d’eau autour d’eux. S’il ouvrait maintenant, les flots allaient se ruer dans l’habitacle avec une force titanesque. Ses choix étaient limités : le fourgon était équipé de masques à gaz destinés à contrer les attaques fumigènes, mais rien qui convienne dans cette situation. Il se tourna vers les deux hommes qui le regardaient comme paralysés, dans l’attente de sa décision.
– Nous allons devoir sortir. Je vais attendre que l’eau ait presque rempli le camion avant d’ouvrir, pour éviter qu’on ne soit projetés en arrière. Une fois que ça sera ouvert, vous sortez et nagez vers le haut, je serai juste derrière vous.
Il s’adressa à son collègue :
– Je ne sais pas ce qui nous attend à la surface, alors sois préparé au pire.
– Mais je ne peux pas nager avec mes menottes, je vais me noyer ! supplia le prisonnier.
L’eau leur arrivait maintenant à la taille, et le froid comprimait leurs corps dans un étau. Vincent se tourna vers l’homme menotté.
– Je vais te détacher, mais je te conseille de ne rien tenter pour t’échapper.

Après avoir défait ses liens, les deux policiers sortirent leur arme. Cela n’allait pas leur faciliter la tâche pour nager, mais semblait une précaution utile. Lorsque l’eau eut atteint le niveau du cou, les trois hommes aspirèrent une dernière goulée d’air, et Vincent Yomal déverrouilla la porte coulissante, puis l’ouvrit péniblement. Il se plaça devant la sortie, scrutant les ténèbres face à lui. Il sentit alors une force prodigieuse le propulser en arrière, tandis qu’une douleur intense irradiait tout son corps. Il regarda avec étonnement la tige d’acier qui dépassait de son torse, alors que la vie le quittait lentement, et qu’un nuage rouge remplissait l’habitacle. Il eut une dernière pensée pour son fils Clément qui n’avait que quelques semaines, et qui grandirait sans son père.

Instinctivement, le second policier fit feu en direction de l’extérieur, mais ses balles ne parcoururent que quelques mètres avant de tomber sur le fond, freinées par la résistance de l’eau. Lui non plus ne vit pas venir le harpon propulsé par air comprimé qui le cloua littéralement contre la paroi opposée. Le prisonnier hurla, expulsant tout l’air contenu dans ses poumons, tout en battant des pieds et des mains, afin de s’éloigner de la porte d’où les projectiles mortels provenaient.

Avec horreur, il vit alors deux plongeurs pénétrer dans l’espace confiné, et se diriger vers lui. Il tenta de leur échapper, mais il manquait d’air, et ses habits l’empêchaient de se mouvoir facilement. Ils le maitrisèrent en quelques secondes et, au lieu de le tuer, ils placèrent sur sa bouche un masque équipé d’un détendeur. Il aspira goulument une bouffée d’air au parfum métallique, tandis que les deux hommes le tiraient vers la sortie. Il se laissa faire, jusqu’à un minuscule véhicule électrique composée d’une poignée et d’une hélice, et qui reposait sur le fond. Le froid semblait avoir pénétré la moindre parcelle de son corps, paralysant ses doigts. Les deux plongeurs qui l’encadraient et le soutenaient se saisirent du dispositif et le mirent en marche. Puis ils éteignirent leurs lampes, et l’obscurité se referma sur eux. Ils partirent sans un bruit en aval de la Seine, uniquement guidés par une sorte de sonar, croisant au passage la police fluviale qui arrivait sur les lieux à bord de ses puissants bateaux à moteur, juste au dessus de leurs têtes, formes chinoises se découpant sur la lueur des flammes des deux camions bennes en feu.